Je ne tergiverserai pas, Palpopleura sexmaculata mâle est un des plus charmants petits Libellulidae au monde. Je l’avais déjà rencontré au Vietnam, mais c’est un plaisir de l’observer sauter de fleurs en fleurs, de brin d’herbe en brin d’herbe, minuscule et si rapide. Il ne mesure qu’entre 24 et 28 mm selon les sources.
J’avais été très surpris de découvrir un membre de ce genre, en 2012, dans les montagnes du nord-Vietnam ; je connaissais le genre Palpopleura en Afrique où il compte six espèces, mais elles sont toutes subsahariennes. Que vient faire un membre de ce genre à des milliers de kilomètres de ses cousins ?
Il est d’ailleurs extrêmement proche de Palpopleura jucunda (que je n’ai jamais vu, voici un lien vers iNaturalist), ce qu’avait noté Ris (1), qui note « qu’il y a un énorme fossé entre les aires de distribution de ces deux espèces » et juge cependant qu’il faut en faire deux espèces valides.
Ce qu’écrit Selys dans « Odonates recueillis à Madagascar, aux iles Mascareignes et Comores » (2) souligne cette ressemblance : »M. Rambur décrit, il est vrai, sous le nom de jucunda une espèce du Cap, mais je crois que la patrie est erronée, car je ne puis la bien distinguer de la P. sexmaculata de Chine « .
Il y a cependant quelques différences mineures ; P. juncunda mâle porte des taches alaires ambrées, et la sinuosité (la concavité) de la veine costale de l’aile antérieure (à mi-chemin entre la base de l’aile et le nodus) est très marquée, alors qu’elle est à peine visible pour P. sexmaculata (on la devine ci-dessous). Le rôle ou l’origine de cette sinuosité commune à certains Palpopleurinae (Diastatops, Zenithoptera, Palpoleura) est discutée par Michel Papazian qui met en évidence une relation entre la forme des yeux et cette déformation dans une optique de thermorégulation (3). Il note, ce qui est vraiment étonnant, une corrélation entre l’étendue de la coloration noire et la profondeur de la concavité.
La maculation des ailes des femelles, aux ailes postérieures ou aux postérieures et aux antérieures sous forme de taches noires, semble assez variable pour les deux espèces. Mais comme souvent, l’étendue des marques alaires est variable d’un individu à l’autre, et des formes, mâles ou femelles, plus ou moins sombres, sont largement explicables par des populations qui évoluent à grande distance.
La génétique pourra sans doute trancher.
Le même Ris, dans ses Libellulinen (4) rapporte les propos de Fraser [ à propos des femelles et des mâles immatures] : »M. Fraser a également fait les remarques intéressantes suivantes sur les habitudes de ce bel insecte : « L’imago a un vol bas en cercles, s’arrêtant souvent sur sommets des brins d’herbe et en raison de sa couleur jaune, ressemble exactement à un insecte hyménoptère. Son vol est surtout comparable à celui d’une Pyrale de la pimprenelle (Zygaena filipendulae). Une fois que le mâle a développé une pruinescence bleue, cette ressemblance disparaît, car le bleu est très visible pendant le vol.«
Ci-dessous, la coloration d’un mâle immature explique cette ressemblance avec un hyménoptère.
Les femelles sont tout aussi mignonnes et leurs ailes postérieures sont presque entièrement ambrées, mais dépourvues de tache basale noire. Il faut noter la spectaculaire largeur de leur abdomen.
Nous les avons rencontrés sur ce que je pense être de très anciennes rizières, envahie d’herbes et de fleurs, peuplée de plusieurs espèces d’odonates et de nombreux papillons, à environ 1400 mètres d’altitude. Dans le nord-ouest de l’Inde, on le contacte sur les mares et les zones calmes des rivières ou ruisseaux aux berges bien végétalisées (5).
Sa distribution s’étend de l’Afghanistan à la Chine, passant bien sûr par le nord de la Thaïlande et du Vietnam, mais il est absent de Malaisie.
Celle de Palpopleura juncunda s’arrête au sud du Sahara.
Etymologie (6)
Palpopleura ; la première partie du nom de genre vient du verbe latin palpo qui signifie tâter, toucher, caresser, palper… et il n’y a pas d’explication vraiment satisfaisante. Pleura en grec signifie côté ou côte et pleura pourrait être un équivalent du latin costa, car Rambur, créateur du genre, insiste sur l’encoche caractéristique de la nervure costale (la veine qui fait le bord d’aile). À moins que Rambur ne suggère simplement que le bord antérieur de l’aile est déformé et concave, comme ayant été touché…
Sexmaculata, du latin sex pour six et maculata pour tache, ceci en référence aux trois taches noires portées par chaque aile antérieure.
En anglais, on lui donne le nom de Asian widow ou Blue-tailed yellow.
1- Ris, 1908 – Odonata. Nach dem Sammlungen L. Sohultze’s und Katalog der Odonaten von Sudafrika – Denkschriften der Medicinisch-Naturwissenschaftlichen Gesellschaft zu Jena, Volume: 13, Pages: 303-346.
2- Selys, 1868 – Odonates receuillis à Madagascar, aux iles Mascareignes et Comores, dans Recherches sur la faune de Madagascar et de ses dépendances. no. 5, J.K. Steenhoff, 1868, p. 15
3- Papazian, 2011 – La sinuosité de la nervure costale de l’aile antérieure chez les Palpopleurinae (Odonata, Anisoptera, Libellulidae). Bulletin de la Société Entomologique de France, 116 (4), 2011: 389-395.
4- Ris, F. (1909). Libellulinen (Vol. 3, Issue 16:pt.2, p. 1114).
5- Field Guide to the Dragonflies & Damselflies of Northwest india, Dheerendra Singh – Bishen Singh Mahendra Pal Singh – 2022
6- Fliedner, 2006. The scientific names of the Odonata in Burmeister’s « Handbuch der Entomologie ».