
En Thaïlande, on l’appelle Ischnura rufostigma et je ne sais pas comment lui est venu ce nom ! Sans doute par simplification, car il est souvent considéré comme un membre du groupe Ischnura rufostigma. Il existe en effet plusieurs autres espèces (ou sous-espèces) très proches, essentiellement I. carpentieri, mildredae et annandalei.
Cette espèce a été décrite par Selys (1) à partir d’un exemplaire d’Inde et il écrit : « … l’articulation basale et la moitié postérieure du 8° [segment abdominal], tout le dessus du 9° et le dessus du 10°, excepté le bord postérieur, noirâtres ; au 8°, le cercle basal est relié à la moitié postérieure par une ligne dorsale de même couleur. Le bord du 10° roux, terminé par deux petits tubercules coniques un peu relevés, assez rapprochés à chaque côté de l’arête.« . Il est évident que cela ne correspond pas du tout à l’espèce que je montre dont le S7 est noir et qui montre une superbe marque bleue sur le S8 à laquelle Selys ne fait même pas mention.

Toutes les photos de cette page ont été prises sur la même mare ou étang à environ 1450 m d’altitude.
Dans les travaux les plus récents sur ce groupe, on trouve celui de Vick (2) en 1986 et celui de Mitra & Babu (3) en 2010. Il n’existe pas de révision plus récente, à ma connaissance.
Asahina, plus tôt encore, en 1970, considérait que annandalei et carpentieri étaient des synonymes de mildredae, lui-même une sous-espèce de rufostigma… Vick, 1986 produit un très intéressant dessin comparatif des derniers segments abdominaux de ces espèces et de leurs appendices anaux, notablement différents, et qui justifient pour lui que l’on traite ces odonates comme des espèces différentes.

De ces dessins, une conclusion s’impose ; ce Coenagrionidae thaïlandais ne peut appartenir qu’à une de ces deux espèces : I. carpentieri ou I. mildredae, les deux seules à porter une tache bleue sur le S8 et à montrer une coloration noire sur les quatre derniers segments. La façon la plus évidente de les séparer est l’importance de la projection verticale du 10° segment, massive et tronquée pour I. carpentieri, fine, acérée, un peu crochue, presque horizontale de I. mildredae.
On trouve ci-dessous un (trop) fort agrandissement d’une de mes photos qui correspond parfaitement à cette dernière espèce.

J’en étais arrivé exactement à la même conclusion au Vietnam, où j’avais fait une meilleure photo des appendices anaux (et où l’on trouvera un comparatif de ces appendices).
Il serait bien nécessaire que ce groupe soit à nouveau révisé par une autorité, car si on trouve une clé des Ischnura indiens dans Mitra & Babu, 2010 (3), celle-ci est partiellement basée sur la coloration des ptérostigmas, ignorant la coloration bleue du 8° segment, comme si elle était accessoire (voire inconstante).
Ils suivent Asahina et considèrent annandalei et carpentieri comme des sous-espèces de Ischnura rufostigma : mais le premier élément diagnostique de leur clé est « le ptérostigma avec une bordure distale jaune » qui pour eux signe Ischnura mildredae, ce qu’on observe facilement sur la première photo de cette page.

Alors selon que l’on suit Asahina, Mitra & Babu, ou Vick, on a ici à faire soit à une sous-espèce (je préférerais une forme« ) Ischnura rufostigma mildredae, soit à une espèce valide Ischnura mildredae. Mais pas Ischnura rufostigma ssp. rufostigma ou Ischnura rufostigma !

Ischnura mildredae a été décrit par Fraser (4) qui nous dit que son abdomen atteint 24 mm (en Malaisie) soit environ 30 mm au total. Pour lui bien sûr, les quatre derniers segments sont noirs et le S8 porte une tache bleue.
Ce qui est plus étonnant est que Fraser décrive les femelles avec également une large tache bleue sur le huitième segment. On trouve quelques photos de cette espèce sur Odonata of India, mais aucune femelle ne montre du bleu sur ce segment…
En Thaïlande, il semble que deux formes de femelles soient « homologuées » comme se rapportant à cette espèce (quel que soit son nom) : une forme pseudo homochrome, avec de fines traces de bleu à la jonction des S7-S8 et S8-S9.

Une forme gynochrome, totalement différente, comme il arrive souvent pour les Ischnura avec l’abdomen complètement noir :

Pour compliquer, il faut noter que Odonata of China, sous la rubrique Ischnura rufostigma montre, parmi d’autres, un individu mâle sans bleu sur le S8. Sans introduire la moindre notion de sous-espèce, là aussi sans doute pour simplifier.
Les odonates du groupe Ischnura rufostigma se plaisent sur les zones humides bien végétalisées, les marais, les rizières, depuis l’Inde jusqu’au sud de la Chine, mais il est absent de la péninsule malaisienne. IUCN Red List.
Étymologie
Ischnura (5) vient du grec ischnos pour fin ou mince et de oura qui signifie queue. Charpentier explique qu’il a créé ce nom en raison de la finesse exceptionnelle de l’abdomen (sans doute en comparaison du genre Calopteryx, d’après Fliedner (2006), car elle n’a, pour nous, rien d’étonnant en soi).
Rufostigma du verbe latin rufo qui signifie devenir roux, et de stigma, marque au fer rouge ou tache, en référence bien sûr à la coloration des ptérostigmas des ailes postérieures.
Mildredae ; Fraser écrit vers la fin de sa description » Cette espèce, qui a été nommée d’après Mme Wall, une collectionneuse passionnée… ». Mme Mildred Wall (6) était l’épouse du colonel Franck Wall, médecin anglais, lui-même naturaliste et collecteur à qui Fraser a également rendu hommage (Nepogomphus walli, Heliogomphus walli…).
1- Sélys-Longchamps, Michel-Edmond. (1860). Synopsis des Agrionines (Vol. 4, p. 283).
2- G.S. Vick, 1986 – A note on the group of species allied to Ischnura rufostigma Selys (Zygoptera: Coenagrionidae) – Odonalologica 15(3): 347-351
3- Mitra & Babu, 2010 – Revision of Indian species of the families Platycnemididae and Coenagrionidae (Insecta : Odonata : Zygoptera) : taxonomy and zoogeography – Zoological Survey of India, Occasional Papers. P.50.
4- Fraser, 1927 – Descriptions of twenty new Indian dragonflies – Rec. Ind. Mus, 29 : 63-90. P. 87.
5- The Naming of Australia’s Dragonflies, Ian Endersby & Heinrich Fliedner, Busybird publishing, 2015.
6- Matti Hämäläinen, 2016 – Catalogue of individuals commemorated in the scientific names of extant dragonflies, including lists of all available eponymous species-group and genus-group names – Revised edition – Journal of the International Dragonfly Fund 1-132. P. 123.