Thaïlande – Ictinogomphus rapax (Rambur, 1842) ou Ictinogomphus rapax vs decoratus

Ictinogomphus rapax mâle, Thaïlande, Chiang Mai, Angkaew Reservoir, 08/06/2024
Ictinogomphus rapax mâle, Thaïlande, Chiang Mai, Angkaew Reservoir, 08/06/2024

Je n’ai rencontré que quelques représentants de ce genre et Ictinogomphus rapax est une première pour moi, avec quelques réserves comme on va le voir plus loin (Ictinogomphus rapax vs decoratus).
C’est un grand odonate spectaculaire, 52 mm pour l’abdomen, plus de 70 mm pour la longueur totale. Il a la réputation d’être agressif avec ses pairs et n’hésite pas à consommer d’autres libellules.

Il est censé n’être présent que dans le nord de la Thaïlande et ne peut y être confondu qu’avec I. decoratus.

Et là est tout le problème…

La médiocre photo ci-dessous est la seule que j’aie qui montre tous les détails d’identification à la fois, tels qu’on peut les lire dans le seul document détaillé, « Range extension of Ictinogomphus decoratus (Selys, 1854) (Insecta: Odonata: Gomphidae) to India – 2018  » que je suis parvenu à dénicher.

Ictinogomphus rapax mâle, Thaïlande, Chiang Mai, mare devant University of Tech., 26/05/2024
Ictinogomphus rapax vs decoratus mâle, Thaïlande, Chiang Mai, mare devant University of Tech., 26/05/2024

1 – En Thaïlande, d’après ce que j’ai compris, le diagnostic se fait essentiellement sur le fait que la coloration jaune du 8° segment (S8), atteint (ou non) le sommet (la carène dorsale) de ce segment. Jaune ici, Pour I. decoratus, le sommet du segment reste « noir ».
2 – Pour I. rapax, une bande noire traverse la partie inférieure du front et s’étend vers le haut en son milieu et divise la zone jaune en deux larges taches triangulaires. Malheureusement, toutes les photos des I. decoratus que je possède, identifiées selon le critère en « 1 » montrent également ces deux triangles, très nettement au Cambodge ou en Thaïlande, moins nettement en Malaisie où la tache est plus petite.
3 – I. rapax montre sur la face latérale du thorax, une troisième bande jaune, incomplète en bas, là où I. decoratus ne montre que du noir. Cependant, sur ma photo de I. decoratus de Thaïlande, on devine une zone jaune à travers l’aile.
4 – La bande antéhumérale est en point d’exclamation à l’envers, un point jaune en haut, suivi d’un trait jaune plus bas, pour I. rapax, limité au point pour I. decoratus. Pas de point pour I. decoratus pourtant sur ma photo du Cambodge, un point et un trait discret sur ma photo de Thaïlande…
Ajoutons à ces imprécisions que dans « Checklist of the dragonflies and damselflies (Insecta: Odonata) of Bangladesh, Bhutan, India, Nepal, Pakistan and Sri Lanka » (2), l’identification de I. decoratus dans le document (1) est invalidée en 2020 (note 53) par le dernier auteur. On continue cependant à utiliser ces critères !

Ictinogomphus rapax mâle, Thaïlande, Chiang Mai, Angkaew Reservoir, 08/06/2024
Ictinogomphus rapax mâle, Thaïlande, Chiang Mai, Angkaew Reservoir, 08/06/2024

Il n’y a donc pas de description précise et valide de cette espèce, et je me suis demandé sur quoi sont basées les identifications qui sont très nombreuses sur les sites de science participative comme iNaturalist ; à vrai dire personne ne le sait, chacun dans son pays ou dans sa région se conforme aux habitudes des plus savants ou se rapporte au papier (1) qui s’est avéré non valide sur plusieurs points.
Comme je le disais plus haut, la différence la plus communément admise est l’extension ou non de la coloration jaune sur le S8 ; ce genre de détail ne pourrait être sérieusement retenu que si on ne trouvait pas tous les intermédiaires entre coloration et absence de coloration et si l’addition des autres critères permettait un tri rigoureux.
Plus inquiétant encore est le fait qu’un autre Ictinogomphus, I. pertinax, ici au Vietnam, ressemble à s’y méprendre à ce que l’on entend communément par I. rapax !

Chacune de ces trois espèces a présenté ou présente encore des sous-espèces, c’est dire la diversité que l’on rencontre. Pour moi, il est très vraisemblable que ces trois espèces n’en fassent qu’une, si on ne trouve aucunes différence structurelles.

Ictinogomphus rapax mâle, Thaïlande, Chiang Mai, Angkaew Reservoir, 08/06/2024
Ictinogomphus rapax mâle, Thaïlande, Chiang Mai, Angkaew Reservoir, 08/06/2024

Noter ci-dessus la réduction de la bande antéhumérale à 2 points, et la très faible tache jaune entre les deux larges bandes jaunes.

J’ai contacté Oleg Kosterin, généticien et entomologiste russe spécialisé dans les Odonates (et particulièrement de cette région), le 29 décembre 2024 sur le sujet Ictinogomphus rapax vs decoratus, qui me dit se baser, pour l’instant, sur le critère de la coloration du S8, mais qu’il allait s’intéresser au problème et que pour lui, il était possible que I. rapax et I. decoratus soit la même espèce. Il m’a appris que I. pertinax et I. rapax avaient déjà été synonymisés en 1990 par by Chao, ce que j’ai effectivement retrouvé dans « Odonata from the Cham Islands, off central Vietnam, 2015,  » (3), mais que tout le monde préférait l’ignorer !

Ictinogomphus rapax mâle, Thaïlande, Chiang Mai, Angkaew Reservoir, 08/06/2024
Ictinogomphus rapax mâle, Thaïlande, Chiang Mai, Angkaew Reservoir, 08/06/2024

Donner la distribution de l’espèce n’a actuellement pas beaucoup de sens, sauf si l’on continue à admettre que I. rapax, I. pertinax et I. decoratus sont des espèces différentes. Ainsi l’IUCN Red List donne I. rapax dans une grande partie de l’Inde jusqu’au Vietnam.

Ictinogomphus rapax mâle, Thaïlande, Chiang Mai, mare devant University of Tech., 25/05/2024
Ictinogomphus rapax mâle, Thaïlande, Chiang Mai, mare devant University of Tech., 25/05/2024

Un peu d’étymologie grâce à Ian Endersby & Heinrich Fliedner (4)
Ictinogomphus est intéressant, car Rambur a créé le genre en 1842 sous le nom d’Ictinus. Il ignorait (le Web était incomplet et très lent à l’époque 🙂 ) que ce nom était déjà utilisé pour un coléoptère et un oiseau. Ce genre d’erreur est censé ne plus arriver, on a mis en place des institutions qui veillent au grain. Cowley en 1834 a rectifié et créé le genre Ictinogomphus.
Il a combiné le nom original Ictinus avec gomphusIctinus vient d’un mot grec signifiant cerf-volant et Fliedner (2007), qui a apporté une aide précieuse à l’étymologie des odonates, pense que la très large taille de cet odonate a inspiré ce nom. Cependant, et je suis tout à fait de cet avis, Ian Endersby insiste sur le rôle des expansions ventrales du 8° segment qui auraient pu suggérer ce nom de genre : et d’ailleurs dans la description originale, Rambur ne peut manquer de les mentionner :  » Abdomen ayant une dilatation au bord latéral du huitième segment en form (sic) d’écaille ou de membrane large, noire, semblable dans les deux sexes (ce que je ne valide pas, je pense que les expansions des mâles sont plus larges) « .
Gomphus vient d’un mot grec qui signifie cheville ou boulon, en référence à la forme de l’abdomen (de la plupart des espèces), qui ressemble à une cheville pour assembler les bateaux.
Rapax, du latin rapax pour pillard, rapace. Je ne peux fournir aucune explication, car Rambur (5) qui l’a décrit en 1842, sous le nom de Diastatomma rapax n’en fournit pas. Les sujets qu’il décrit sont en collection, il ne les a jamais vus voler sur le terrain. A-t-il eu des informations quant à l’agressivité du genre vis-à-vis des autres odonates, ce qui est avéré par de multiples témoignages, je n’en ai aucune preuve. Mais dans le même ouvrage, il décrit un Ictinus praedator, un Ictinus vorax et un Ictinus ferox !

1- Babu & al., 2018 – Range extension of Ictinogomphus decoratus (Selys, 1854) (Insecta: Odonata: Gomphidae) to India.
2- V.J. Kalkman & al., 2020 – Checklist of the dragonflies and damselflies (Insecta: Odonata) of Bangladesh, Bhutan, India, Nepal, Pakistan and Sri Lanka – Zootaxa 4849 (1) : 001–084.
3- Quoc Toan Phan & Thi Phuong Anh Dinh, 2017 – Odonata from the Cham Islands, off central Vietnam, collected in September 2015 – Faunistic Studies in SE Asian and Pacific Island Odonata 13.
4- The Naming of Australia’s Dragonflies, Ian Endersby & Heinrich Fliedner, Busybird publishing.
5- Rambur P., 1842 – Histoire naturelle des Insectes Névroptères.

0 0 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notification pour
guest

0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x
Retour en haut