Cuba – Ischnura hastata (Say, 1840)

Ischnura hastata mâle, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.
Ischnura hastata mâle, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.

Ischnura hastata est une petite merveille qui recèle des caractères exceptionnels dans différents domaines.
Il est bien sûr facile à identifier, non seulement à Cuba, mais partout où il est présent ; son thorax noir à bandes vertes, son abdomen jaune vif, ses ptérostigmas orangés aux ailes postérieures lui donnent un look unique, parmi les Ischnura et tous les Coenagrionidae.
Il mesure entre 20 et 27 mm (1).

Ptérostogimas Ischnura hastata mâle, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.
Ptérostogimas Ischnura hastata mâle, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.

Ses ptérostigmas sont uniques dans le monde des odonates ; ils sont très différents entre les ailes antérieures et postérieures et surtout ceux des ailes postérieures, orange, ne touchent pas la veine costale, sauf dans leur partie toute distale, une cellule les en sépare. Ce caractère, tout à fait singulier parmi toutes les espèces connues, fait que lorsque Rambur l’a décrit de son côté en 1842, il l’avait appelé Agrion anomalum (du latin anomalus pour irrégulier). Selys, dans ses Odonates de Cuba en 1857 (2) avait placé cet Agrion hastata (Say,1839)(3) dans son sous-genre Anomalagrion. Calvert (4) fait de ce sous-genre un genre et le nomme Anomalagrion hastatum. Il restera dans ce genre aujourd’hui disparu jusqu’à ce de Marmels (1987) lui fasse intégrer le genre Ischnura, ce que des analyses génétiques confirmeront plus tard.
Noter également que ces ptérostigmas sont surmontés d’un épaississement blanchâtre de la nervure costale.

Agrion hastatum, sous-genre Anomalagrion, Selys, Odonates de Cuba
Agrion hastatum, sous-genre Anomalagrion, Selys, Odonates de Cuba

De plus, il porte sur le dixième segment abdominal, une longue projection verticale, bifide, qui intervient certainement dans la capture et le maintien de femelle en vue de l’accouplement. D’autres Ischnura montrent ce genre d’expansion, I. capreolus bien sûr, puisque cette expansion lui donne son nom d’espèce, mais notre I. elegans aussi, bien que plus discrètement.

Ischnura hastata mâle 10° segment, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.
Ischnura hastata mâle 10° segment, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.

Son biotope est classiquement constitué de mares ou étangs marécageux avec des plantes émergentes comme les carex et les graminées (5), et si on peut l’apercevoir près de rivières, c’est qu’il s’y trouve des eaux stagnantes (6).
L’habitat dans lequel je l’ai observé à Cuba est assez étonnant ; un terrain vague en limite de parking, le long d’une route très fréquentée entre forêt et mer, une zone envahie d’herbes et d’arbustes desséchés, ayant même brûlé par endroit. Et je n’ai pas trouvé d’eau à proximité, si ce n’est la mer à 150 mètres. Mais la Punta Perdiz se situe dans le marais de Zapata.

Ischnura hastata mâle, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.
Ischnura hastata mâle, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.

La distribution géographique de Ischnura hastata s’étend du sud-est du Canada jusqu’à la Colombie et la Guyane Française, à travers l’est des États-Unis. Mais il est aussi présent dans le nord des Petites Antilles, ce qui n’est pas vraiment surprenant. Plus étonnant est la population des Galápagos, qui représente les seuls odonates de l’ile, et totalement inattendue est sa présence aux Acores, à 4200 km du peuplement le plus proche ! J’en reparlerai plus bas.

Ischnura hastata mâle, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.
Citrine forktail male, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.

Les femelles Ischnura hastata ou Citrine forktail ont une coloration qui évolue considérablement avec l’âge, mais contrairement à beaucoup d’autres espèces d’Ischnura, on ne connaît qu’une seule forme adulte, « verte » se couvrant progressivement d’u pruinosité.’une pruinosité blanchâtre.

Ischnura hastata femelle, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.
Ischnura hastata femelle, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.

Elles sont tout aussi extraordinaires, mais leur particularité n’est pas visible sur photo. En effet, la très étonnante population des Açores n’est composée que de femelles et il a fallu se rendre à l’évidence que l’espèce s’y reproduisait par parthénogenèse. Si d’autres insectes sont connus pour présenter ce type de reproduction, Ischnura hastata est le seul odonate connu pour cette curiosité biologique. La présence et le mode de reproduction l’espèce sur ces iles pose de nombreuses questions.
En ce qui concerne sa présence, elle a pu être apportée par les vents (une recherche sur le plancton aérien a mis en évidence des sujets à 300 m d’altitude), ou par les hommes, avec de l’eau ou des plantes…
Ce qui a déclenché sa reproduction parthénogénétique est un mystère, car elle n’est pas provoquée, comme pour d’autres espèces d’insectes, par la présence de bactéries, en particulier Wolbachia que l’on a suspecté. Il y a de très nombreuses études sur ce sujet et celle que je cite (6) n’en est qu’un exemple.

Citrine forktail female, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.
Ischnura hastata femelle, Cuba, Punta Perdiz, 15/11/2023.

Cette pathogenèse est très explorée, d’autant que les femelles Ischnura hastata montrent d’autres particularités : elles ne semblent s’accoupler que lorsqu’elles sont jeunes, nouvellement matures et sont peut-être monandres (elles ne s’accoupleraient qu’une seule fois !). D’ailleurs, le mâle n’accompagne pas la femelle à la ponte, sans doute parce qu’il ne craint pas qu’un autre mâle élimine ou repousse son sperme. D’ailleurs, on trouve peu de photos d’accouplements pour cette espèce sur iNaturalist, 10 pour 1000 photos contre 10 pour 160 photos pour Ischnura elegans.
Enfin, les femelles sont souvent en surnombre par rapport aux mâles sur les sites d’observations ou la reproduction est sexuée (presque partout) : c’est tout à fait en contradiction avec ce que l’on observe pour les autres Ischnura. Seraient-elles capables de se reproduire par parthénogenèse ailleurs qu’aux Açores ? Sans doute pas, car dans « Parthenogenesis did not consistently evolve in insular populations of Ischnura hastata (Odonata, Coenagrionidae) » (7), les auteurs pensent qu’il n’y pas d’indication de parthénogénèse dans les populations suivies ailleurs et que, comme le nombre de larves des deux sexes est sensiblement identiques dans leurs prélèvements de terrain, c’est simplement que les femelles sont moins prédatées (coloration moins voyante) et sans doute plus résistantes aux maladies et parasites.

Etymologie
Ischnura (2) vient du grec ischnos pour fin ou mince et de oura qui signifie queue. Charpentier explique qu’il a créé ce nom en raison de la finesse exceptionnelle de l’abdomen (sans doute en comparaison du genre Calopteryx, d’après Fliedner (2006), car elle n’a pour nous rien d’étonnant en soi).
Hastata, du latin hastatus qui signifie garni d’une lance. Say (3) écrit : « tergum with green hastated spots and lines – abdomen (tergites) avec des points et des lignes hastés (en forme de lance) ».

Si les américains l’appellent Citrine forktail, en référence à la couleur de l’abdomen du mâle, Selys (2) avait choisi de le nommer Agrion en hache, ce qui est assez compréhensible si on regarde de près les dessins abdominaux ; on y voit aussi bien un manche portant une hache à deux lames qu’une lance.

1- François Meurgey et Lionel Picard – 2011, Les Libellules des Antilles Françaises, éditions Biotope.
2- Selys Longchamps, E. de, 1857. Odonates de Cuba. In: Sagra, R. de la (ed.) “Histoire physique, politique et naturelle de l’Ile de Cuba”, 8: p. 470.
3- Say, 1839 – Description of New North American Neuropterous insects and Oobservations on some already described – Journal of the Academy of Natural Sciences of Philadelphia, vol. 8, N°1, p. 38
4- Philippe Calvert, 1908 – Odonata, Inecta, Neuroptera -Biologia Centrali-Americana :zoology, botany and archaeology.
5- Dennis Paulson, 2019 – Dragonflies and Damselflies A Natural History – Princeton University Press, Princeton and Oxford.
6- Lorenzo-Carballa, D.Beatty, AdolfoCordero-Rivera, 2011 – Parthenogenesis in island insects- the case study of Ischnura hastata Say (Odonata – Coenagrionidae) in the Azores in Terrestial Arthropods of Macaronesia.
-7 LORENZO-CARBALLA, M. O., HASSALL, C., ENCALADA, A. C., SANMARTÍN-VILLAR, I., TORRES-CAMBAS, Y., & CORDERO-RIVERA, A. (2016). Parthenogenesis did not consistently evolve in insular populations ofIschnura hastata(Odonata, Coenagrionidae). Ecological Entomology, 42(1), 67–76.
8- Heinrich Fliedner, Ian Endersby, 2019 – The Scientific Names of North American Dragonflies, Busybird Publishing 2019.

0 0 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notification pour
guest

0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x
Retour en haut