Le cannibalisme des odonates entre imagos d’anisoptères a été très peu étudié et à ma connaissance, il n’existe pas de publication spécifique sur ce sujet ; j’ai montré l’état des connaissances sur la page consacrée aux zygoptères et mon but est de rapporter ici le maximum de cas connus dans la littérature et sur les sites de science participative, professionnels ou amateurs pour les anisoptères.
Il y a très peu de données anciennes, mais contrairement à ce que j’ai cru quand j’ai débuté en 2022 cette partie consacrée aux Anisoptères, les données modernes ne sont finalement pas exceptionnelles, avec certaines réserves.
Cette page est susceptible de modification avec la découverte de nouvelles données et les chiffres seront réactualisées au fur et à mesure que de nouvelles observations seront intégrées. Dernière mise à jour le 10/10/2024.
Méthodes et limites
Les données sont issues pour une large part du site iNaturalist, sur lequel j’ai créé un « projet » destiné à regrouper les observations de cannibalisme des Odonates, m’intéressant tout d’abord aux zygoptères. Elles proviennent également de quelques cas dans la littérature mais aussi de très longues et sinueuses recherches sur le Web, d’autant plus délicates qu’il est nécessaire de communiquer dans des langues absolument inconnues.
J’ai eu la surprise de constater que sur les 51 observations actuellement présentes sur iNaturalist (25/09/2024), 17 seulement concernent les zygoptères.
Les cas que j’ai réunis sont dans un rapport inverse ; environ 67 anisoptères pour 102 zygoptères ; le site iNaturalist (et les médias sociaux en général) n’étant basé que sur des données photographiques, les zygoptères sont moins visibles, sans doute plus difficiles à photographier pour les amateurs et l’identification des proies nécessite des photos de très bonne qualité : moins d’évènements sont donc saisis dans ce projet.
D’ailleurs, sur le site iNaturalist, à la date du 01/09/24, approximativement, 1.2 million de données ont été saisies pour les zygoptères, contre 2,1 millions pour les anisoptères.
Mais il est certain que seuls les témoignages documentés ont une valeur, il est essentiel de pouvoir vérifier strictement si la prédation est bien intraspécifique, les naturalistes prenant parfois des libertés avec la notion de cannibalisme.
Donner l’âge et le sexe des individus est encore plus délicat sur les photos d’anisoptères ; dans certaines familles, les mâles immatures sont la copie conforme des femelles et si on ne voit pas correctement les appendices anaux ou le deuxième segment, on ne peut pas se prononcer sur le sexe et donc sur l’âge. Cependant, jamais ces proies n’apparaissent émergentes ou ténérales, j’aurais tendance à y voir une grande majorité de sujets matures et c’est tout de même un premier enseignement de cette collecte.
Espèce | Prédateur : sexe et âge | Proie : sexe et âge | Origine de la donnée |
Acisoma panorpoides | ♀ mature | ♂ immature | Nidheesh Kb, 2018, vidéo, photo |
Aeshna eremita | ♀ mature | ♂ mature | Dobbs M., 2013, pers. com., photo |
Aeshna grandis | ♂ | ♂ | Mäkinen, 2011, Crenata vol. 6 – 12-16 |
Aeshna serrata | ♀ | ♀ | Heikkinen, 2004, Crenata vol. 6 – 12-16 |
Anax imperator | ♀ mature ♀ mature | ♀ mature ♀ mature | Katsman J., 2024, Waarneming. nl Balk & Cassée, 2014, Brachytron 17(1): 40-43 |
Anax junius | ? ♂ ♂ ♀ 2 : ♂ mature ♀ mature ♀ | ? ♂ ♂ ♂ 2 : ♂ mature ♂ mature ? | Donnelly, 1933, in Corbet 1999 (1) Dunson B., 2015, Lemonbayconservancy.org 262BEO, 2017, Flickr rubes42, 2020, iNaturalist, Guerra G., 2020, Youtube Guerra G., 2020, Youtube ncb1221, 2022, iNaturalist |
Anax parthenope | ♀ ♂ ♂ | ♂ ♀ ♂ | Juliand P., 2010, photo & LMI Shimizu, 1992, In Corbet 1999 Kitamura Y., dreamstime.com |
Diplacodes trivialis | ♂ mature | ♂ immature | Angeles R., 2007, Flickr |
Dromogomphus spinosus | ♀ | ♀ | Boardman A., 2018, Facebook |
Erythemis simplicollis | ? ♀ ♀ mature ♀ ♂ ♀ ♀ ♀ ♀ ♀ ♀ ♀ ♀ ♀ ♀ ♀ ♀ ♀ ♀ ♀ ♀ mature | ? ♂ immature ♀ mature ♂ ♀ ♀ ♀ ♂ immature ♂ immature ♂ ♂ ♂ ♀ ? ♀ ? ♂ immature ♂ immature ♂ ♂ ♀ mature | Dunkle, 1990 (2) Dobbs M., 2005, Facebook Gooding B., 2015,iNaturalist Owenby L., 2018, iNaturalist Lewis S., 2018, iNaturalist Sarinole, 2018, iNaturalist Spring M., 2018, iNaturalist Gaudette L. 2018, iNaturalist Doby J., 2019, iNaturalist Sourakov A., 2019, iNaturalist sfitzgerald86, 2020,iNaturalist Isley E., 2020, iNaturalist ccarrollc1, 2020, iNaturalist Gaudette L., 2020,iNaturalist ncb1221, 2021, iNaturalist kpinso, 2021, iNaturalist ncb1221, 2022, iNaturalist vsvogelaar, 2022, iNaturalist ncb1221, 2024, iNaturalist Aly-Lee, 2024, iNaturalist Shively S., 2024, iNaturalist |
Erythemis vesiculosa | ♀ mature | ♀ mature | Jacobi B., 2007, Flickr |
Gomphurus externus | ♀ | ♀ | Bailey J., 2018, iNaturalist |
Gomphus fraternus | ♂ mature | ♂ mature | Otterdude, 2011, vidéo |
Gomphurus vastus | ♀ ♀ | ♀ ♀ | Isley E., 2016, iNaturalist Krotzer M. J., 2024, photo |
Gomphus graslinii | ♂ | ♀ | Refling Nielsen E., 2024, Inaturalist |
Orthetrum albistylum sp. | ♂ mature | ♀ jeune | ? au Japon, 2015, blog |
Orthetrum cancellatum | ♂ | ♀ | Menor R., 02/07/2016, pers. com., Flickr |
Orthetrum sabina | ♀ mature 4 (? *) ♀(*) ♀(*) ? ♂ ♀ ♀ mature ♂ mature ♀ ♂ ♀ ♀ | ♂ mature 4 (? *) ♂(*) ♀(*) ? ? ♀ ♂ (?) ♂ jeune ♀ ♀ ♀ ♂ | Permana G., 2012, Flickr Holusa et al., 2014, Researchgate Holusa et al., 2014, Researchgate Holusa et al., 2014, Researchgate Agarwal A., 2015, iNaturalist Oldman19510, 2017,iNaturalist Krishnan G., 2018, Facebook Tan L. Singapore, Picture of Singapore Odonata Singhamahapatra A., 2020, Youtube rolandgschier, 2020, iNaturalist Thompson J., 2022, pers. com., photo Cahyadi G., 2024, iNaturalist Hossen T., 2024, pers. com., photo |
Orthetrum serapia | ♀ mature | ♂ mature | Bon A Flores, 2018, iNaturalist |
Tachopteryx thoreyi | ♀ ♂ | ♀ ? | joebens, 2014, iNaturalist Shively S., 2024, iNaturalist |
(*) Cette observation concernant Orthetrum sabina, qui rapporte un total de prédation de 6 mâles par 6 mâles, est erronée; une photo de ce document montrent une prédation ♀ x ♂ et une autre ♀ x ♀. J’ai pris la décision de fractionner cette donnée sous la forme suivante : 4 cas ou le sexe des intervenants est inconnu, une prédation ♀ x ♂ et une autre ♀ x ♀
Résultats et Analyse des données du tableau
67 observations sont rapportées
Plusieurs constatations sont étonnantes :
– il n’y a que 20 espèces représentées contre 30 pour les zygoptères
– le cannibalisme est dominé par une espèce, Erythemis simplicollis avec 21 cas (31%) sur les 67 enregistrés, suivi par Orthetrum sabina avec 16 évènements (24%). Ces deux espèces de Libellulidae, trustent 37 cas sur 67 (55%).
Dans 60 cas, le sexe du prédateur est connu et dans 42 évènements la femelle est prédatrice (70%). Dans 21 de ces 42 prédations, la proie est un mâle (50%).
Dans 15 occurrences seulement le prédateur est un mâle (proies ♂, ♀, ou inconnue), dans 9 de ces cas la proie est mâle, mais deux proies ne sont pas identifiées pour le sexe.
Discussion
Que Erythemis simplicollis (38-44 mm), une espèce commune et abondante, très largement distribué du sud du Canada au nord du Mexique et dans tout l’est des U.S.A. soit au premier rang, n’est pas une surprise : son nom vernaculaire Eastern Pondhawk – « Le faucon des mares de l’est » – en dit long. Dennis Paulson (3) écrit : « Prédateur vorace, particulièrement les femelles, il mange des odonates plus petits que lui, de toute sorte, jusqu’au Blue Dasher (Pachydiplax), d’autres Pondhawks (Erythemis) et plus rarement des king Skimmers (Libellula) immatures« . D’ailleurs, lorsque je l’ai contacté au sujet du cannibalisme, Dennis Paulson a aussitôt évoqué cette espèce (et I. ramburii) dont on trouve de très nombreuses photos de prédation sur odonates ou autres grosses proies sur Inaturalist.
Cet Eastern Pondhawk est également mentionné comm cannibale dans Abbott, 2005 (7) : »Il a même été rapporté qu’il a pu attaquer des colibris et être cannibale ».
Quant à Orthetrum sabina (47-52 mm), qui est aussi une espèce très commune et très largement répandue, du nord-est de l’Afrique à travers toute l’Asie, jusqu’en Australie, un de ses noms vernaculaires le qualifie de « Faucon vert des mares » (Green Marsh Skimmer). Ngiam et Ng (4) écrivent : « Prédateur vorace qui se nourrit souvent d’autres odonates, incluant des demoiselles (zygoptères) et autres vraies libellules (Anisoptères), et aussi des papillons« .
Mais il ne faut tout de même pas croire Jean Rostand (6) qui écrit :« L’Orthetrum sabina est presque exclusivement homophage».
On retrouve la même prévalence des femelles comme prédatrice, 70%, mais à la différence des zygoptères, les proies sont en nombre égal mâles ou femelles.
Le cannibalisme des mâles est donc extrêmement rare pour les anisoptères avec seulement 15 cas validés ! Étudier la proportion des proies mâles ou femelles sur une série aussi faible n’a pas de sens.
Une tentative d’explication du cannibalisme par les femelles a été apportée par Utzeri, 1980 (5) pour les zygoptères (incapacité à manifester et à comprendre un signal, voir ici). Il est difficile de transposer cette hypothèse aux anisoptères, beaucoup plus mobiles et rapides, et dont les femelles ne viennent près de l’eau et n’interagissent avec les mâles, pratiquement qu’au moment des accouplements et des pontes, ce qui justifierait d’ailleurs le faible nombre d’observations (dispersion sur une grande surface) : moins d’interaction impliquerait moins de cannibalisme ?
Invoquer l’opportunisme des odonates pour l’ensemble du phénomène est plus incertain, car on a noté que cette thèse, soutenue pour les zygoptères, ne prenait toute sa valeur que parce que la très grande majorité des proies étaient immatures, émergentes ou ténérales, plus rarement matures (4%). Cela ne semble pas être le cas pour les anisoptères ; or, s’il est certainement facile et énergétiquement rentable pour un imago de capturer un émergent, le coût est beaucoup plus élevé pour capturer un adulte qui saura répondre à une agression.
Dans un cas au moins, la très forte densité d’individus de la même espèce pourrait expliquer partiellement le cannibalisme.
Conclusion
Tant que les observations minutieuses sur le terrain et les séries de données ne seront pas plus importantes, il est illusoire de procéder à une analyse de ces comportements, si ce n’est de constater que le cannibalisme, qu’il soit le fait des zygoptères ou des anisoptères, engage très majoritairement les femelles comme prédatrices. Il reste à trouver une réponse satisfaisante à cette énigme des femelles anisoptères cannibales, sans doute différente de celle que Utzeri a proposée pour les zygoptères.
L’étude expérimentale n’est pas envisageable sans perturber les odonates ; il faut donc stimuler l’enregistrement de données correctement documentées par des naturalistes au fait du sujet ; à nous de les encourager et de les former.
Remerciements
Je remercie tous les participants qui ont accepté de me fournir leurs données et donné la permission d’utiliser leur(s) photo(s).
Merci également à tous ceux qui sont intervenus pour me faciliter cette collecte, en publiant les informations de ma recherche sur différents sites, en servant d’intermédiaires ou en m’aidant à vérifier les données.
-1 Corbet P.S. 1999. Dragonflies – Behaviour and Ecology of Odonata. Cornell University Press, Ithaca, New York.
2- Dunkle, S.W., 1990. Damselflies of Florida, Bermuda and the Bahamas.Scientific Publishers, Gainesville.
3- Paulson D., Dragonflies and Damselflies of the West, Princeton Field Guides 2009
4- Robin Ngiam & Marcus Ng – A photographic guide to the Dragonflies and Damselflies of Singapore – John Beaufoy Publishing – 2022
5- C. Utzeri, Considerations on cannibalism in Zygoptera, Notul. odonatol., Vol. I, No. 6, pp. 97-112, December I, 1980
6- Rostand J., La vie des Libellules, Stock, 1954.
7- John C. Abbott, , 2005 – Dragonflies and Damselflies of Texas and the South-Central United States, Princeton University Press
Travail de dingue ! Chapeau !
La collecte de données est en effet très longue, car il y a peu de cas.
Certains ont déjà quelques années et sur les forums, ceux qui les ont postés ont souvent disparu du circuit… J’ai préféré essayer de les retrouver et c’est difficile et long, même si la plupart du temps les données sont sous licence CC BY NC.
J’en connais d’autres, au Japon, en particulier, mais je peine à établir des contacts.