Cannibalisme des odonates : anisoptères

Le cannibalisme des odonates entre imagos d’anisoptères a été très peu étudié et à ma connaissance, il n’existe pas de publication spécifique sur ce sujet ; j’ai montré l’état des connaissances sur la page consacrée aux zygoptères et mon but est de rapporter ici le maximum de cas connus dans la littérature et sur les sites de science participative, professionnels ou amateurs pour les anisoptères.
Il y a très peu de données anciennes, mais contrairement à ce que j’ai cru quand j’ai débuté en 2022 cette partie consacrée aux Anisoptères, les données modernes ne sont finalement pas exceptionnelles, avec certaines réserves.

Photo Pierre Juliand - Anax parthenope ♀ x ♂ - Gard (France) - 28/08/2010
Anax parthenope ♀ x ♂ – Gard (France) – 28/08/2010
Photo Pierre Juliand –

Méthodes et limites

Les données sont issues pour une large part du site Inaturalist, sur lequel j’ai créé un « projet » destiné à regrouper les observations de cannibalisme des Odonates, m’intéressant tout d’abord aux zygoptères. Elles proviennent également de quelques cas dans la littérature mais aussi de très longues et sinueuses recherches sur le Web, d’autant plus délicates qu’il est nécessaire de communiquer dans des  langues absolument inconnues.

J’ai eu la surprise de constater que sur les 43 observations actuellement présentes sur Inaturalist (01/09/2024), 19 seulement concernent les zygoptères.
Les cas que j’ai réunis sont dans un rapport inverse ; environ 52 anisoptères pour 88 zygoptères ; le site Inaturalist (et les médias sociaux en général) n’étant basé que sur des données photographiques, les zygoptères sont moins visibles, sans doute plus difficiles à photographier pour les amateurs et l’identification des proies nécessite des photos de très bonne qualité : moins d’évènements sont donc saisis dans ce projet.
D’ailleurs, sur le site Inaturalist, à la date du 01/09/24, approximativement, 1.2 million de données ont été saisies pour les zygoptères, contre 2,1 millions pour les anisoptères.
Mais il est certain que seuls les témoignages documentés ont une valeur, il est essentiel de pouvoir vérifier strictement si la prédation est bien intraspécifique, les naturalistes prenant parfois des libertés avec la notion de cannibalisme.

Donner l’âge et le sexe des individus est encore plus délicat sur les photos d’anisoptères ; dans certaines familles, les mâles immatures sont la copie conforme des femelles et si on ne voit pas correctement les appendices anaux ou le deuxième segment, on ne peut pas se prononcer sur le sexe et donc sur l’âge. Cependant, jamais ces proies n’apparaissent émergentes ou ténérales, j’aurais tendance à y voir une grande majorité de sujets matures et c’est tout de même un premier enseignement de cette collecte.

Cette page est susceptible de modification et les chiffres seront réactualisées au fur et à mesure que de nouvelles données seront intégrées. Dernière mise à jour le 13/09/2024.

EspèceSexe et âge du prédateurSexe et âge de la proieOrigine de la donnée
Acisoma panorpoides♀ mature♂ immature Nidheesh Kb, 2018, vidéo
Aeshna eremita♀ mature♂ matureDobbs M., 2013, pers. com., photo
Aeshna grandisMäkinen, 2011, Crenata vol. 6 – 12-16
Aeshna serrataHeikkinen, 2004, Crenata vol. 6 – 12-16
Anax imperator♀ mature
♀ mature
♀ mature
♀ mature
Katsman J., 2024, Waarneming. nl
Balk & Cassée, 2014, Brachytron 17(1): 40-43
Anax junius?

?

?
Donnelly, 1933, in Corbet 1999 (1)
rubes42, 2020, Inaturalist
ncb1221, 2022, Inaturalist
Anax parthenope

Juliand P., 2010, photo & LM
Shimizu, 1992, In Corbet 1999
Dromogomphus spinosusBoardman A., 2018, Facebook
Erythemis simplicollis?

















?
♂ immature




♂ immature
♂ immature




?

?
♂ immature
♂ immature


Dunkle, 1990 (2)
Dobbs M., 2005, Facebook
Owenby L., 2018, Inaturalist
Lewis S., 2018, Inaturalist
Sarinole, 2018, Inaturalist
Spring M., 2018, Inaturalist
Gaudette L. 2018, Inaturalist
Doby J., 2019, Inaturalist
Sourakov A., 2019, Inaturalist
sfitzgerald86, 2020, Inaturalist
Isley E., 2020, Inaturalist
ccarrollc1, 2020, Inaturalist
Gaudette L., 2020, Inaturalist
ncb1221, 2021, Inaturalist
kpinso, 2021, Inaturalist
ncb1221, 2022, Inaturalist
vsvogelaar, 2022, Inaturalist
ncb1221, 2024, Inaturalist
Aly-Lee, 2024, Inaturalist
Gomphurus externusBailey J., 2018, Inaturalist
Gomphurus vastus

Isley E., 2016, Inaturalist
Krotzer M. J., 2024, photo
Gomphus grasliniiRefling Nielsen E., 2024, Inaturalist
Orthetrum albistylum sp.♂ mature♀ jeune? au Japon, 2015, blog
Orthetrum cancellatumMenor R., 02/07/2016, pers. com., Flickr
Orthetrum sabina4 (? *)
♀(*)
♀(*)
?





4 (? *)
♂(*)
♀(*)
?
?




Holusa et al., 2014, Researchgate
Holusa et al., 2014, Researchgate
Holusa et al., 2014, Researchgate
Agarwal A., 2015, Inaturalist
Oldman19510, 2017, Inaturalist
Krishnan G., 2018, Facebook
rolandgschier, 2020, Inaturalist
Thompson J., 2022, pers. com., photo
Cahyadi G., 2024, Inaturalist
Hossen T., 2024, pers. com., photo
Tachopteryx thoreyi

?
joebens, 2014, Inaturalist
Shively S., 2024, Inaturalist

(*) Cette observation concernant Orthetrum sabina, qui rapporte un total de prédation de 6 mâles par 6 mâles, est erronée; une photo de ce document montrent une prédation ♀ x ♂ et une autre ♀ x ♀. J’ai pris la décision de fractionner cette donnée sous la forme suivante : 4 cas ou le sexe des intervenants est inconnu, une prédation ♀ x ♂ et une autre ♀ x ♀

Résultats et Analyse des données du tableau
51 observations sont rapportées
Plusieurs constatations sont étonnantes :
– il n’y a que 16 espèces représentées contre 29 pour les zygoptères
– le cannibalisme est dominé par une espèce, Erythemis simplicollis avec 19 cas (36%) sur les 52 enregistrés, suivi par Orthetrum sabina avec 13 évènements (25%). Ces deux espèces de Libellulidae, trustent 32 cas sur 52 (61%).

Dans 45 cas, le sexe du prédateur est connu et dans 35 évènements la femelle est prédatrice (77%). Dans 17 de ces 35 prédations, la proie est un mâle (48%).
Dans 7 occurrences seulement le prédateur est un mâle (proies ♂, ♀, ou inconnue), dans un 1 de ces cas la proie est mâle, mais deux proies ne sont pas identifiées pour le sexe.

Gomphus graslinii ♂ x ♀ – Bicorp, Valencia, Spain – 20/06/2024 Photo Erland Refling Nielsen- cannibalisme des odonates
Gomphus graslinii ♂ x ♀ – Bicorp, Valencia, Spain – 20/06/2024 Photo Erland Refling Nielsen

Discussion

Que Erythemis simplicollis (38-44 mm), une espèce commune et abondante, très largement distribué du sud du Canada au nord du Mexique et dans tout l’est des U.S.A. soit au premier rang, n’est pas une surprise : son nom vernaculaire Eastern Pondhawk – « Le faucon des mares de l’est  » – en dit long. Dennis Paulson (3) écrit : « Prédateur vorace, particulièrement les femelles, il mange des odonates plus petits que lui, de toute sorte, jusqu’au Blue Dasher (Pachydiplax), d’autres Pondhawks (Erythemis) et plus rarement des king Skimmers (Libellula) immatures« . D’ailleurs, lorsque je l’ai contacté au sujet du cannibalisme, Dennis Paulson a aussitôt évoqué cette espèce (et I. ramburii) dont on trouve de très nombreuses photos de prédation sur odonates ou autres grosses proies sur Inaturalist.
Quant à Orthetrum sabina (47-52 mm), qui est aussi une espèce très commune et très largement répandue, du nord-est de l’Afrique à travers toute l’Asie, jusqu’en Australie, un de ses noms vernaculaires le qualifie de « Faucon vert des mares » (Green Marsh Skimmer). Ngiam et Ng (4) écrivent : « Prédateur vorace qui se nourrit souvent d’autres odonates, incluant des demoiselles (zygoptères) et autres vraies libellules (Anisoptères), et aussi des papillons. Mais il ne faut tout de même pas croire Jean Rostand (6) qui écrit :« L’Orthetrum sabina est presque exclusivement homophage».

On retrouve la même prévalence des femelles comme prédatrice, 79%, mais à la différence des zygoptères, les proies sont en nombre égal mâles ou femelles.

Le cannibalisme des mâles est donc extrêmement rare pour les anisoptères avec seulement six cas validés ! Étudier la proportion des proies mâles ou femelles sur une série aussi faible n’a pas de sens.

Une tentative d’explication du cannibalisme par les femelles a été apportée par Utzeri, 1980 (5) pour les zygoptères (incapacité à manifester et à comprendre un signal, voir ici). Il est difficile de transposer cette hypothèse aux anisoptères, beaucoup plus mobiles et rapides, et dont les femelles ne viennent près de l’eau et n’interagissent avec les mâles, pratiquement qu’au moment des accouplements et des pontes, ce qui justifierait d’ailleurs le faible nombre d’observations (dispersion sur une grande surface) : moins d’interaction impliquerait moins de cannibalisme ?

Invoquer l’opportunisme des odonates pour l’ensemble du phénomène est plus incertain, car on a noté que cette thèse, soutenue pour les zygoptères, ne prenait toute sa valeur que parce que la très grande majorité des proies étaient immatures, émergentes ou ténérales, très rarement matures (18%). Cela ne semble pas être le cas pour les anisoptères ; or, s’il est certainement facile et énergétiquement rentable pour un imago de capturer un émergent, le coût est beaucoup plus élevé pour capturer un adulte qui saura répondre à une agression.
Dans un cas au moins, la très forte densité d’individus de la même espèce pourrait expliquer partiellement le cannibalisme.

Conclusion

Tant que les observations minutieuses sur le terrain et les séries de données ne seront pas plus importantes, il est illusoire de procéder à une analyse de ces comportements, si ce n’est de constater que le cannibalisme, qu’il soit le fait des zygoptères ou des anisoptères, engage très majoritairement les femelles comme prédatrices. Il reste à trouver une réponse satisfaisante à cette énigme des femelles anisoptères cannibales, sans doute différente de celle que Utzeri a proposée pour les zygoptères.

L’étude expérimentale n’est pas envisageable sans perturber les odonates ; il faut donc stimuler l’enregistrement de données correctement documentées par des naturalistes au fait du sujet ; à nous de les encourager et de les former.

Remerciements

Je remercie tous les participants qui ont accepté de me fournir leurs données et donné la permission d’utiliser leur(s) photo(s).
Merci également à tous ceux qui sont intervenus pour me faciliter cette collecte, en publiant les informations de ma recherche sur différents sites, en servant d’intermédiaires ou en m’aidant à vérifier les données.

-1 Corbet P.S. 1999. Dragonflies – Behaviour and Ecology of Odonata. Cornell University Press, Ithaca, New York.
2- Dunkle, S.W., 1990. Damselflies of Florida, Bermuda and the Bahamas.Scientific Publishers, Gainesville.
3- Paulson D., Dragonflies and Damselflies of the West, Princeton Field Guides 2009
4- Robin Ngiam & Marcus Ng – A photographic guide to the Dragonflies and Damselflies of Singapore – John Beaufoy Publishing – 2022
5- C. Utzeri, Considerations on cannibalism in Zygoptera, Notul. odonatol., Vol. I, No. 6, pp. 97-112, December I, 1980
6- Rostand J., La vie des Libellules, Stock, 1954.

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Payen
Payen
11 jours il y a

Travail de dingue ! Chapeau !

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