Ou Pourquoi les zygoptères se posent ils avec les ailes jointes ?
Coenagrion puella est un Zygoptère et l’étymologie même de ce mot (du grec zygo, joindre) suggère qu’il se pose avec les ailes jointes. C’est ce que l’on observe pour cette espèce dans presque 100% des cas. Je suis incapable de dire pourquoi celui-ci s’est posé avec les ailes à plat, mon observation a été très brève, le temps de faire trois mauvaises photos identiques sous le même angle ; il décollait très brièvement et se reposait, chargé à de multiples reprises par un Ischnura elegans, il a fini par disparaître entre des buissons.
Mais cette observation, qui n’est pas la première du genre pour moi, m’a interrogé ; j’ai rencontré de par le monde d’assez nombreuses espèces de « Zygoptères » qui se posent avec les ailes plus ou moins complètement ouvertes (en dehors des Lestidae pour qui cela est presque la règle). Pourquoi les Zygoptères se posent ils avec les ailes jointes et certains avec les ailes étalées ?
Quelques exemples de Zygoptères aux ailes étalées : Diphlebia hybridoides (Diphlebiidae) en Australie, Philogenia sp. (Philogeniidae) et Heteragrion inca (Heteragrionidae) en Amérique du Sud, Rhinagrion hainanense (Philosinidae) au Vietnam, et bien sûr, en Europe, Epallage fatime (Euphaidae) que je n’ai jamais rencontré.
Et aussitôt après avoir formulé cette interrogation, j’ai réalisé que je ne m’étais simplement jamais demandé pourquoi les Anisoptères (2) se posent les ailes ouvertes et pas la plupart des Zygoptères ?
Au cours de mes recherches, j’ai découvert avec surprise que ces deux sujets avaient précisément été traités par Dennis Paulson, expert odonatologue américain mondialement reconnu : « Why do some zygopterans (Odonata) perch with open wings? » (1).
Dans ce document, il reprend et discute les hypothèses anciennes et en propose deux nouvelles :
— L’hypothèse de l’Inertie phylogénique (Phylogenetic Inertia Hypothesis : PIH) : Heymer (1975) remarque les Zygoptères primitifs (ils ne sont apparus qu’après les Anisoptères, qui se posent ailes ouvertes) comme Epallage fatime ou Euphaea dimidiata, se posent avec les ailes ouvertes et il considère qu’ils représentent une transition phylogénique (entre les Anisoptères et les zygoptères modernes aux ailes jointes). D. Paulson rejette cette hypothèse, car dans les familles dans lesquelles l’on trouve des ailes ouvertes, on trouve aussi des ailes jointes.
— L’hypothèse de l’affichage de l’aile (Wings display hypothesis : WDH) : les ailes ouvertes seraient un signal, à un partenaire, un concurrent, à un prédateur pour paraître plus imposant. Mais les Zygoptères qui se posent avec les ailes ouvertes n’ont pas, le plus souvent, de coloration alaire, et il n’est pas connu de cas ou des Odonates se serviraient de leurs ailes comme moyen de communication alors qu’elles ne sont pas colorées.
— L’hypothèse de thermorégulation (Thermoregulation Hypothesis : TRH) : le fait de déployer les ailes au soleil serait, pour ces Zygoptères particuliers, une technique de thermorégulation, en mettant le thorax partiellemment à l’ombre. Cette hypothèse n’est pas retenue, car la plupart de ces Zygoptères perchent à l’ombre.
— L’hypothèse du décollage rapide (Quick Takeoff Hypothesis : QTH) : stationner les ailes ouvertes permet un décollage plus rapide et D. Paulson constate en effet que ces zygoptères aux ailes ouvertes sont essentiellement des Odonates qui capturent leurs proies en vol et non en les glanant sur la végétation, d’où une efficacité de capture accrue. Cette hypothèse est prudemment validée par l’auteur, car bien d’autres demosielles aux ailes jointes chassent en vol.
L’hypothèse est renforcée par le fait que les Anisoptères, qui se posent avec les ailes ouvertes, se nourrissent presque exclusivement de proies capturées en vol. Ce qui répond à ma deuxième question.
Mais alors, si quasiment tous les Anisoptères et quelques Zygoptères se perchent les ailes ouvertes, pourquoi tous les Zygoptères ne se posent ils pas les ailes ouvertes ? Il introduit alors l’hypothèse des ailes brillantes (Shyiny Wing Hypothesis : SWH). Et la réponse est sans doute parce que le fait d’étaler les ailes au soleil les rend très visibles à d’éventuels prédateurs, et que même si cela est avantageux pour le vol, la nécessité de rester discret a exercé une pression de sélection suffisante sur ces petits odonates fragiles, au vol lent.
Les Anisoptères ont un vol beaucoup plus rapide et même s’ils sont plus repérables par la brillance de leurs ailes, ils sont plus gros, plus rapides et échappent plus facilement à d’éventuels prédateurs. D’ailleurs, les Zygoptères qui se posent ailes étalées font partie des grands Zygoptères rapides et sont, comme déjà signalé, souvent à l’ombre, évitant par conséquent les réflexions sur les ailes.
Pour résumer à l’extrême, dans une formulation non scientifique, pour chasser en vol ou s’échapper plus vite, il vaut mieux se poser les ailes ouvertes. Mais cela rend plus visible, il faut alors soit être rapide comme un Anisoptère ou un grand Zygoptère, ou être à l’ombre. Si l’on est petit et lent, il vaut mieux privilégier la discrétion et garder les ailes fermées si l’on est au soleil.
Il est bien sûr largement préférable de lire la publication très détaillée, documentée et argumentée de Dennis Paulson qu’on trouvera en lien ci-dessous.
-1 Dennis Paulson, « Why do some zygopterans (Odonata) perch with open wings?« , October 2004, International Journal of Odonatology 7(3):505-515
-2 je devrais écrire Epiproctophora, mais cette évolution de la phylogénie n’était pas encore admise et répandue quand D. Paulson a publié cet article.