Avec ses 34 mm, c’est le plus grand des 3 Ischnura d’Australie, mais comme toujours, il est difficile d’évaluer la taille d’un odonate, surtout quand il s’agit de différences de quelques millimètres. Dans ce pays cependant, l’identification des Ischnura mâles ne pose pas de problème ; Ischnura aurora est très vivement coloré, et Ischnura heterosticta ne peut être confondu qu’avec Ischnura pruinescens. Ce dernier, comme son nom le précise, est couvert, pour le thorax et les premiers segments, d’une pulvérulence légèrement bleutée.
De plus, la bande ante humérale des Ischnura heterosticta est assez facile à reconnaître, car si elle est fine, elle est épaissie en un triangle arrondi , en goutte, à son extrémité antérieure. Celle de I. pruinescens est fine, non épaissie et lorsque les sujets sont matures, elle disparaît sous la pruine.
Cette bande ante humérale se réduit même parfois à cet épaississement antérieure, comme sur la première photo et ci-dessous :
On le trouve dans les eaux stagnantes, et comme beaucoup d’espèces, dans les parties calmes des eaux courantes. Il tolère très bien un assez haut niveau de salinité.
On le trouve dans toute l’Australie et la Tasmanie. Mais aussi dans les iles Salomon, les iles Tonga, Vanatu, la Nouvelle-Calédonie, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et l’est de l’Indonésie.
C’est une espèce particulièrement active, dès le lever du soleil, et il est curieux et intéressant de lire dans The reproductive biology and daily activity patterns of Ischnura heterosticta (2) que la fréquence maximale d’accouplements est observée entre 5 heures et 9 heures le matin. Le reste de la journée étant consacrée à se nourrir et à la ponte, pour les femelles, car les mâles se désintéressent du sujet et ne « gardent » pas les femelles lors de cette activité.
Ci-dessous, la photo de droite montre certainement un sujet plus jeune, ce qu’on peut apprécier avec la coloration verte plutôt que bleue des fines bandes antéhumérales. On note également la présence sur son thorax de parasites, un à gauche, deux à droite ; certainement des hydracariens, sans doute du genre arrenurus, qui parasitent l’odonate en se nourrissant de son hémolymphe.
Le cas des femelles est plus complexe ; contrairement à ce que j’en avais déduit sur le terrain, les femelles immatures sont toutes bleues, androchromes (ou andromorphes). Ce n’est qu’en prenant de l’âge et devenant matures sexuellement qu’elles deviennent gynochromes (ou gynomorphes) vertes, grises ou intermédiaires : « Gynomorphs of I. heterosticta are mature, and andromorphs are immature females. » (3) Cela ne semble pourtant pas si évident quand on les observe, comme on va le voir plus bas.
Tillyard, en 1905, dans « On dimorphism in the female of Ischnura heterosticta » y a vu 2 formes de femelles qu’il décrit sous le nom de A et B, sans notion d’âge ou de maturité, et fait différentes suppositions considérant tour à tour l’évolution d’une forme originale A (terne) vers B (bleue), ou B vers A. Il part du principe que les femelles sont plus attractives pour les prédateurs en raison de leur abdomen rebondi et que les femelles bleues passeraient donc pour des mâles sans intérêt pour les gourmets , ou qu’au contraire les femelles bleues seraient trop voyantes et auraient évolué vers une forme terne pour se cacher.
On pense actuellement que cette forme bleue, qui est ainsi « obligatoire » pour les très jeunes femelles, leur permettrait d’éviter d’être harcelé par les mâles, et de perdre leur énergie qu’elles peuvent ainsi consacrer à … devenir matures.
Dans Color Change from male-mimic to Gynomorphic (4), on précise même que ce changement de couleur, irréversible, intervient 4 à 7 jours après l’émergence, et se fait en une journée, laissant ainsi savoir aux mâles que la femelle est prêt à s’accoupler.
Ci-dessous une femelle en transition entre le bleu et le vert, entre immaturité et maturité.
Puis une femelle plus verte que bleue et une autre apparemment plus âgée devenant terne.
Comme déjà mentionné, il doit exister tous les intermédiaires entre bleu, vert et gris. Je n’ai pas vu de femelles grises.
Ischnura heterosticta femelle, Australie (NT), Jabiru Lake, 28/04/2022
Cette lacune a été réparée en décembre dans le Queensland :
Je ne vais pas faire des statistiques avec les 6 accouplements différents que j’ai photographiés ! Mais 3 sur 6 se déroulent avec des femelles bleues, alors qu’elles sont censées être immatures et que ce type d’accouplement est très rare si on consulte Spectral Sensitivities and Color Signals in a Polymorphic Damselfly (3) : »Results of mate choice observations from 869 mating pairs from
the field showed that males preferred predominantly to mate with gynomorphs (>99%) and ignored andromorphs, although they comprised 11% of the female population in the field ( Les résultats des observations sur le terrain de 869 accouplements montrent que les mâles préfèrent largement s’accoupler avec des femelles gynomorphes (> 99%) et ignorent les andromorphes, bien que celles-ci constituent 11% de la population des femelles présentes) ».
Dans le document (4) déjà cité on lit « Only 1 of 1354 matings was with an andromorph female, suggesting that males did not recognize andromorphs as mating partners » soit » Seulement 1 sur 1354 accouplements l’a été avec une femelle andromorphe suggérant que les mâles ne reconnaissent pas les andromorphes comme partenaire d’accouplement« .
Les accouplements ci-dessous ont été observés entre 13 heures et 14 heures.
Ischnura heterosticta accouplement, Australie (NT), Marlow Lagoon, 13/04/2022 pour les 2 photos de droite
On remarque que ces femelles androchromes, en tout cas les 2 de gauche, imitent parfaitement les mâles, jusqu’à la bande humérale réduite à un petit triangle antérieur, en particulier celle de gauche. Sauf la couleur des ptérostigmas, qui reste conforme à celle des femelles.
L’accouplement de droite montre une femelle plus verte que bleue, sans doute plus âgée (?) et en tout cas bien chargée d’hydracariens sous son abdomen.
Ci-dessus, l’accouplement montre la seule femelle vraiment mature, au sens du document (3), que j’aurai vue.
Toutes ces photos montrent les yeux des mâles et des femelles nets ; je dis ceci non pour me louer, mais pour faire remarquer que ce sont de vrais profils et qu’on peut comparer de façon raisonnablement fiable les abdomens de ces femelles. Remarquons alors la largeur de leur abdomen qui selon moi serait un bon signe de maturité, en particulier de maturité des ovaires : l’abdomen est plus large, plus massif sur la dernière photo, ce qui semble logique pour une femelle dont la coloration est en accord avec sa maturité sexuelle.
Mais il est bien large aussi pour la photo 2, alors que la coloration paraît devoir indiquer une femelle sexuellement immature. Mais je n’ai évidemment pas d’expérience de cette espèce et il vaut mieux faire confiance aux scientifiques !
Ischnura (1) vient du grec ischnos pour fin ou mince et de oura qui signifie queue. Charpentier explique qu’il a créé ce nom en raison de la finesse exceptionnelle de l’abdomen (sans doute en comparaison du genre Calopteryx, d’après Fliedner (2006), car elle n’a pour nous rien d’étonnant en soi).
Heterosticta vient de 2 mots grecs, l’un signifiant deux et l’autre, stigma, pour marque-tatouage pour se référer soit aux ptérostigmas différents entre ailes antérieure et postérieure (une caractéristique des Ischnura), soit au fait que le ptérostigma de l’aile antérieure est bicolore. Pourtant, ces 2 caractères sont communs à nombre d’espèces d’Ischnura.
– 1 – The Naming of Australia’s Dragonflies, Ian Endersby & Heinrich Fliedner, Busybird Publishing 2015
– 2 – The reproductive biology and daily activity patterns of Ischnura heterosticta, (Burmeister, 1841) (Zygoptera: Coenagrionidae) in eastern Australia, S.-c. HUANG, J. REINHARD and G. NORVAL, Odonatologica 41(2): 99-107 June 1, 2012.
– 3 – Huang S-c, Chiou T-h, Marshall J, Reinhard J (2014) Spectral Sensitivities and Color Signals in a Polymorphic Damselfly. PLoS ONE 9(1): e87972. doi:10.1371/journal.pone.0087972
– 4 – Shao-Chang Huang, Judith Reinhard, Color Change from male-mimic to Gynomorphic: a New Aspect of Signaling Sexual Status in Damselflies (Odonata, Zygoptera), Behavioral Ecology, Volume 23, Issue 6, November-December 2012, Pages 1269–1275, https://doi.org/10.1093/beheco/ars112